N°10 – Après…, toujours

La chaleur a vaincu l’hiver…, pâles traces hivernales qui régnaient jadis sur les Alpes.

Sans repères, au-dessus des limites du thermomètre, nous cherchons une place pour nous en souvenir.

Autour rien…, un amas de choses qui ne vont plus ensemble.

Un arrêt prolongé dans nulle part. Un arrêt définitif qu’est devenu ce pays après le grand dérèglement.

 

Grenoble n’y est plus. Même le nom n’évoque plus rien. Ce qui nous entoure maintenant n’a plus de nom. Dans l’innommable se perd l’enchevêtrement d’une urbanité d’apocalypse. Des histoires anciennes traînent leurs masses sur des pages froissées, des pages qui disent une histoire de survie.

Nos sciences, notre technologie, pleurent leur ancienne gloire, ne tentent plus de tout expliquer, de nous dire où est la vérité, de séparer, classer et organiser la vie.

L’intelligence de l’homme ustensile contemple le désastre et se terre dans des coins sombres, évitant les dards du soleil devenu sauvage.

 

Des écrans vides cherchent des images, mais la chaleur est sans pitié et la mollesse les gagne. Les immenses écrans pendent sur des murs d’immeubles abandonnés.

La noirceur est leur seul univers maintenant. Certains gisent sur le sol, d’autres se tiennent à peu près droit grâce à un équilibre paradoxal.

Notre reflet ose une apparition lorsque nous passons devant, mais s’éclipse rapidement ; fugace forme, sauvage icône qui ne cherche plus la célébration.

Ici, c’est l’envers de la montre. L’ombre du temps ne se soucie plus de ceux qui errent dans les rues brûlées par le soleil.

Avant…,nous ne savons plus vraiment dire à quoi ressemblait Grenoble avant l’effondrement, avant que la température n’explore des hauteurs vertigineuses et ne se perde dans le rouge.

Des râles sortent de nos bouches quand nous essayons de nous en souvenir…

Ici…, nous avons fini de vouloir nous montrer, sans cesse se tuer à la tâche du paraître.

 

Nous cherchions la lumière, seule source capable de nous faire être. Nous n’existions que dans le royaume du clair. Maintenant, dans Grenoble, dans le monde brûlé par le soleil, nous cherchons tous l’ombre.

Nous sommes, maintenant, par-delà la différence, des habitants du sombre. Seulement à proximité du noir, proche du dernier souffle de fraîcheur, nous pouvons encore espérer une prochaine respiration.

Avant, personne ne voulait croire, ne voulait voir l’imminence du désastre. Pris par les faux espoirs, par la méconnaissance et la criminelle indifférence, nous faisions semblant de vivre, nous faisions semblant d’être confiants en nos capacités technologiques…

 

Nous étions soit sceptiques, protégés par l’ignorance, soit faibles, cherchant des compromis pour continuer à faire comme si.

Maintenant, présences nyctalopes, nous nous demandons, encore, ce qui nous est arrivé. Nous nous demandons où est passée notre ancienne gloire ? Comment est-ce possible de vivre dans l’éternel noir ?

C’est comme si cette planète ne voulait plus nous voir. Elle voudrait, en tout cas ceux qui reste, nous oublier, ne plus avoir affaire à nous. Elle voudrait que nous restions, à jamais, dans l’ombre, que le monde souterrain nous garde dans ses épaisseurs.

Nous creusons des trous, nous vivons dans les sous-sols, dans des tunnels. Plus le noir est épais, plus un foyer est possible. Le sombre est un baume, la seule caresse supportable ; un tissu diaphane qui nous accueille encore. Tapis au plus profond de la nuit, tapis au plus profond de l’oubli du clair, nous nous demandons, de temps à autre, comment tout ceci nous est arrivé.

Mais vite nous nous perdons dans des souvenirs qui se bousculent, dans la douleur de la perte qui nous taraude et rapidement la mémoire, elle aussi, s’abandonne dans l’obscur et ferme les yeux.

 

Brûle l’air les lèvres et les poumons. Une fin de temps plane autour de nous et plonge Grenoble dans une torpeur maladive. Flotte un immense point d’interrogation entre les immeubles vides, les rues asséchées de tout mouvement et nous maintient dans une insupportable suspension.

Le macadam se craquelle et les trottoirs disent l’histoire d’une bataille. Les voitures ne bougent plus, immobiles elles fondent sous l’implacable soleil. Les grandes distances ne sont plus fréquentables. Nous limitons les déplacements. Nos pas sont mesurés, une autre réalité impose le proche.

La ville semble vide. Un espace bétonné sans sens et ordre s’étend au loin. La ville paraît immense. Une somme urbaine inutile qui se tient là malgré tout. Elle semble attendre une direction, un autre chapitre d’histoire.

Tout vacille pris par la chaleur. Les lignes dansent dans le souffle brûlant, des formes sans nom se détachent de l’indéterminé pour venir à notre rencontre. Un défilé de songes ne cesse de jaillir de nulle part. Nous restons des longs moments contemplant la folle imagerie qui se déploie sans limites.

 

Des monstres s’élèvent du bitume et cherchent, sans pouvoir trouver. Leurs yeux sont des trous d’où jaillissent des flammes qui nous font baisser le regard. Des murs des immeubles orphelins se détachent des êtres ailés, attachés par des chaînes incandescentes. Ils essaient de voler, de s’échapper de leur prison mais les chaînes de feu résistent. Mieux encore, elles se nourrissent de la violence des mouvements. Elles rougissent décrivant des contours infernaux.

Pris par un état comateux, nous suivons des enfants démesurément maigres avec des têtes plus grosses que leurs corps, qui essaient de jouer sans pouvoir se mouvoir, subissant le poids du haut du corps qui les écrase. Nous regardons sans voix ces enfants qui portent, en même temps, la vieillesse, se débattre avec leurs membres décharnés. Parfois, il nous semble qu’ils essaient de sourire, mais leurs visages se crispent jusqu’à la démence et des larmes incandescentes coulent.

Les larmes embrasent la ville et le chaos grandit davantage.

 

Au bout du souffle le temps a pitié de nous. La lumière décline lentement, déployant un voile timide entre nous et le soleil. C’est le moment de l’espoir, un passage vers un soupçon de fraîcheur.

Nous nous redressons quelque peu. Nous approchons du bord des souterrains, des tunnels, des caves et nous attendons à nouveau. Ce court instant nous offre un peu d’espoir. Nous qui avons tout consumé, nous appelons…, quelque chose qui pourrait nous sortir de là. Sans trop y croire, nous croyons un peu. Pour peu, nous nous laisserions aller dans un rêve qui nous apporterait de la fraîcheur.

Dans l’approche de la nuit, au moment où la lumière décolère, nous pouvons lever les yeux et regarder vers le haut. Avec l’arrivée du sombre, avant que le noir ne nous plonge dans un autre indéterminé, nous osons regarder le ciel.

 

Nous voudrions que ciel il y ait. Qu’il y ait ce bleu familier qui nous a bercés durant si longtemps. Ce bleu qui ne cessait pas de jouer avec les couleurs, les formes et les courants. Ce ciel qui se donnait dans la joie du changement, créant des nuages d’une infinie variété, des nuages qui disaient des histoires de pluie, de neige, ou d’orage. Ces êtres d’air qui transportaient les nouvelles du jour ou de la nuit, les nouvelles d’ailleurs, faisaient partie de notre vie.

Ils étaient des repères, des parents célestes qui veillaient sur les affaires humaines.

 

Nous regardons… Nous regardons encore…

Mais il n’y a rien à voir.

La vue reste orpheline.

Des strates inamicales d’air brûlant forment une chape irrespirable.

 

NP

 

Au plus profond du noir, au-delà de tout vouloir et inutile regard, je me demande, si tous ceux qui se terrent dans les trous de Grenoble et d’ailleurs, si tous ceux qui se sont brûlés alors qu’ils se croyaient au sommet de leur puissance, si tous ceux qui, comme moi, se croyaient invincibles, armés de connexions numériques et de foyers factices, auraient pu entendre quelque chose et oser un geste d’audace, d’humilité, un geste de reconstruction au plus près d’une autre existence humaine.